Il faut se perdre pour vraiment commencer, et le geste au départ est solitaire.

Mais il y a aussi un bonheur vivifiant à retrouver dans le travail des autres — et leurs écrits et paroles — l’énergie qui nous anime lorsque l’on s’empare de la matière, de la lumière et des sons avec le désir de se relier au monde, avec toujours le doute comme on enjambe des gouffres.



Ci-aprés quelques textes d’artistes: Michel TAPIÉ, Lee UFAN, Léonard DE VINCI, Giuseppe PENONE, Henri MICHAUX

                                                            Claude LEVI-STRAUSS

Le problème ne consiste pas à remplacer un thème figuratif par une absence de thème, qu'on le nomme abstrait, non-figuratif, non-objectif, mais bien à faire une œuvre, avec ou sans thème, devant laquelle, quelle que soit l'agressivité ou Ia banalité de contact épidermique, on s'aperçoit petit à petit que l'on perd pied, que l'on est appelé à entrer en extase ou en démence, parce que, l'un après I'autre, aucun des critères traditionnels n'est mis en cause et que cependant une telle œuvre porte en elle une proposition d'aventure, c'est-à-dire quelque chose d'inconnu.


                                                                                                                          Michel TAPIÉ

                                                                                                                          Un art autre où il s'agit de nouveaux dévidages du réel

                                                                                                                          Gabriel-Giraud et fils, Paris, 1952



Aussi précise et illustre qu'elle soit, une forme

dénuée de toute confusion est ennuyeuse.

En art, la forme peut laisser à désirer,

seul a de la valeur

ce qui touche le cœur.

Or a de la valeur ce qui porte

la marque contradictoire de la volonté de vivre

et du désir de mourir.


(...)



Pour que l'œuvre soit une œuvre, elle doit nécessairement

comporter une contrainte ouverte qui appelle la rencontre

appelle la rencontre. Par contrainte ouverte j'entends cette dualité

qui consiste à se fondre dans le monde tout en se distanciant

des autres choses.

Celle-ci corrobore l'importance de la fonction d'intermédiaires mutuels

qui relie l'artiste et I'œuvre.

Une simple pierre au bord d'une rivière peut

être considérée comme une œuvre d'art.

Mais si elle présente une trop faible capacité coercitive

comme cela arrive parfois, elle aura tendance à se dissoudre

dans la nature environnante.

En revanche. si à force de triturer la pierre on lui donne une forme humaine,

elle présentera une force coercitive telle qu'elle risque

de se couper entièrement de la nature.

L'œuvre doit être structurée par des principes

contradictoires, autrement dit comporter simultanément

la fusion et la distance.


(...)



Un jour d'automne, alors qu'il admirait les feuilles

mortes éparplllées dans son iardin,

Sen No Rikyû, ému, eut une inspiration.

Il balaya entièrement le jardin, puis il ramassa juste

quelques feuilles, les dispersa à nouveau,

et n'en fut que plus réjoui.

La véritable création ne s'exerce pas à partir de rien, mais en décalant

ce qui est déjà là pour rendre plus évidente la fraîcheur du monde.




                                                                                                        Lee UFAN

                                                                                                                         Un art de la rencontre

                                                                                                                         Actes Sud, 2002


Qu’est-ce que la force ?


Je définis la force comme une vertu spirituelle, une puissance

indivisible qui, au moyen d'une pression externe accidentelle, est

engendrée par le mouvement, accumulée et infuse dans les corps

tirés et détournés de leurs usages naturels; en leur impartissant

une vie active d'une merveilleuse puissance, elle contraint toute

chose créée à changer de forme et de place ; elle se précipite

furieusement à la mort qu'elle désire et en cours de route se

modifie selon les circonstances.

La lenteur la fait grande et la vitesse I'affaiblit.

Elle naît par la violence et meurt par la liberté ; et plus elle est

grande plus vite elle se consume. Elle chasse avec rage tout ce

qui s'oppose à sa destruction. Elle aspire à vaincre et à tuer la cause

de l'obstacle qu'elle rencontre, et le domptant, se détruire

elle-même. Plus il est grand, plus sa puissance s'accroît.

Toute chose instinctivement fuit la mort. Toute chose soumise à la

contrainte fait peser une contrainte sur d'autres.

Sans force, rien ne se meut.

Le corps où elle est issue ne croît ni en poids ni en forme.

Aucun de ses mouvements n'est durable.

Elle augmente avec I'effort et disparaît par le repos.

Le corps où elle est confinée est privé de liberté. Souvent aussi, par son

mouvement, elle engendre une force nouvelle.



                                                                                         Léonard DE VINCI

                                                                                         Carnets, (1472 à 1519)

Les deux éléments parfaits, totalité d'image, le fluide et

le solide, dans le lent écoulement des eaux,

produisent la sculpture.


La nature d'un cours d'eau, d'une rivière est telle que I'on

ne peut l'envisager en dehors de son lit parce que son cours

la conditionne, la caractérise et elle tire de lui la plupart de

ses qualités mais, à son tour, elle conditionne, caractérise,

modèle le contenant par la colère de ses crues, par son calme

quand elle est à sec, par la continuité de son écoulement.


Après les dents propres, fraîches, polies et dures, de

la source et de la première partie du cours, léchées avec

violence par les lèvres de I'eau qui, au contraire, parviennent

à épouser les roches dans le frottement ouaté du lit

stomachique du cours intermédiaire, viennent les tortueux

méandres, l'écoulement intestinal, paresseux et somnolent

de la dernière partie, avec des pierres de plus en plus rares,

rondes, émoussées, pour arriver aux gravillons, au sable,

à la vase très fertile de son embouchure.


La rivière est douée d'une agilité merveilleuse, son cours

est continu, insistant, méthodique et éternel.


La masse d'eau nous dit qu'elle coule, qu'elle s'écoule, qu'elle

glisse, mais c'est vrai seulement pour le regard: pour la terre

qu'elle touche, l'état de la rivière est râpeux, rugueux, difficile,

dur, nerveux, il la contracte, la bouscule, la décortique.


Le choc des roches pendant les crues, le frottement

continu du sable en suspension, le mouvement continu


des eaux sur le fond, entraînent le mouvement très lent

des grosses pierres, le lent déplacement des roches de taille

moyenne, le roulement plus rapide des galets, le rapide

écoulement du sable fin, véritable rivière dans la rivière.


La rivière transporte la montagne, elle est le véhicule de

la montagne. Les coups, les chocs, les violentes mutilations

que la rivière fait aux pierres plus grandes avec le choc des

roches plus petites, I'infiltration de l'eau dans les fines

anfractuosités, dans les fissures, détachent des morceaux de

roche et ébauchent cette forme qui, avec le travail continu

de petits et de grands coups, les passages légers du sable,

les heurts coupants, le lent frottement des grandes pressions,

les chocs sourds, se dégage lentement et découvre pourquoi

le but de la rivière est de révéler I'essence, la qualité la plus

pure, la plus secrète, la plus grande compacité de chaque

partie de la pierre, forme qui préexiste, qui est présente dans

toutes les pierres et qui est la qualité de chaque pierre.


La rivière révèle la matière et la forme destinée à durer et

rapproche la pierre de son état de quiétude. En elle, toutes les

parties produites, minuscules ou gigantesques, aspirent à la

même qualité, elles obéissent à la même volonté de contenu

et de forme, la volonté d'absolu.


La pierre, qui était vivante et participait à la grande vie de

la montagne, à la variation de sa matière, de sa structure,

une fois détachée d'elle, devient un élément mort en suspension

dans le temps, dans I'attente de sa perfection.

La rivière, par son travail, peut accélérer le temps de la pierre

et la rapprocher plus rapidement de son état de quiétude.



Il n'est pas possible de penser ou de travailler la pierre

d'une autre façon que la rivière. Les coups de poinçon, la gouge,

la gradine, le ciseau, les pierres abrasives, le papier de verre,

sont tous des outils de la rivière.


Extraire une pierre sculptée par la rivière, remonter la

rivière à contre-courant, découvrir de quel endroit de la

montagne vient la pierre, extraire un nouveau bloc de pierre

de la montagne, reproduire exactement la pierre extraite de

la rivière dans le nouveau bloc de pierre, c'est être rivière;

faire une pierre en pierre, c'est la sculpture parfaite, elle

redevient nature, elle est patrimoine cosmique, création pure,

la dimension naturelle de la bonne sculpture lui donne une

valeur cosmique.


C'est être rivière la vraie sculpture de pierre.




                                                                            Giuseppe PENONE  (1980)

                                                                            «Respirer l’ombre»

Dessiner l’écoulement du temps




Avant de me livrer au dessin, j'avais un désir qui

sans doute se mettait en travers et il fallut le réaliser

d'abord, vaille que vaille. ll me paraissait correspondre

à mes vrais besoins et même à un besoin général.


Au lieu d'une vision à l'exclusion des autres,

j'eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie,

donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots,

corde qui indéfiniment se déroule sinueuse, et, dans I'intime,

accompagne tout ce qui se présente du dehors comme du dedans.

Je voulais dessiner la conscience d'exister et

l'écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls,

Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque,

le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine)

le film impressionné qui a subi le jour.

Dessin cinématique.

Je tenais au mien, certes. Mais combien j'aurais

eu plaisir à un tracé fait par d'autres que moi, à le

parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds

et à secrets, où j'aurais eu leur vie à lire et tenu en

main leurs parcours.

Mon film à moi n'était guère plus qu'une ligne ou deux

ou trois faisant par-ci par-là rencontre de quelques autres,

faisant buisson ici, enlacement là, plus loin livrant bataille,

se roulant en pelote ou —sentiments et monuments mêlés

naturellement— se dressant, fierté, orgueil, ou château ou tour...

qu'on pouvait voir, qu'il me semblait qu'on aurait dû voir,

mais qu'à vrai dire presque personne ne voyait.

lntrigué, on regardait mes pages en me demandant

quel genre d'"art" c'était là. Je les déchirai.

On m'avait trop fait douter de leur communicabilité.

Quelques personnes s'étaient dans cette écriture

intéressées à des groupes de traits par-ci par-là, à de

petits carrefours de l'impressionnabilité et de l'événement,

qu'ils appelaient signes, me poussant même à en faire

une sorte de dictionnaire.

Ils ne s'intéressaient toujours pas au déroulement.

Le cinéma n'était pas encore né depuis longtemps.


Un jour, un éditeur, qui en aurait voulu reproduire

quelques-uns pour un certain charme qu'il y trouvait,

me dit : "Vous n'avez qu'à les faire plus grands."

Fâché — car peut-on agrandir une écriture ?

— j'empoigne un pinceau (qui va remplacer la plume fine)

pour tout de suite démontrer impossible la

scandaleuse opération.

Tout en traçant les premiers traits je sentais,

à mon extrême surprise, que quelque chose de fermé

depuis toujours s'était ouvert en moi. et que par

cette brèche allaient passer quantité de mouvements.


Je devais apprendre moi-même l'horrible, trépidante

expérience que c'est de changer de tempo,

de le perdre subitement, d'en trouver un autre à la

place, inconnu, terriblement vite, dont on ne sait

que faire, rendant tout différent. méconnaissable,

insensé, décoché, faisant tout filer, qu'on ne peut

suivre, qu'il faut suivre, où pensées, sentiments,

tiennent à présent du projectile, où les images

intérieures, aussi accentuées qu'accélérées,

sont violentes, vrillantes, térébrantes, insupportables,

objets d'une vision intérieure dont on ne peut plus

se détacher, lumineuses comme Ia flamme du

magnésium, agitées d'un mouvement de va-et-vient

comme le chariot d'une machine-outil, infimes qui vibrent,

tremblent et zigzaguent, prises dans un incessant

mouvement brownien, images où les lignes droites

saisies d'un emportement ascensionnel, sont natu-

rellement verticales, lignes de cathédrale, qui n'ont

pas de fin en hauteur mais continuent indéfiniment

à monter, où les lignes brisées sont un séisme continuel

de brisures, de morcellement, d'émiettement,

de déchiquetage, où les lignes courbes sont des

folies de boucles, d'enroulement, de volutes,

de dentelles infiniment compliquées, où les objets

semblent sertis de minuscules, éblouissantes rigoles

de fonte bouillante, où les lignes parallèles et les objets

parallèles indéfiniment répétés et d'autant plus

qu'on y pense, brisent la tête de celui qui vainement

veut se retrouver dans la pullulation générale.


Images où dans un ruissellement, un étincellement,

un fourmillement extrême, tout reste ambigu et,

quoique criant, se dérobe à une définitive détermination,

où quoique dans une fête localisée, celle de l'optique,

on sait que l'on subit des trilles enragés, des sifflets

perçants, des cacophonies grotesques, des gammes

délirantes et comme enragées.

Arraché à son tempo, dans l'orage des infimes

vagues forcenées. ou dans l'enfer d'impulsions

pareillement soudaines, saccadées et démentes,

on ne peut imaginer que cessera jamais l'inhumaine vitesse...



                                                                                 Henri MICHAUX

                                                                                "Vitesse & Tempo", Quadrum III, 

                                                                                 Bruxelles, 1957

Les fantômes d’Ambléon (2009)



Cette évolution intellectuelle, que j'ai subie de concert avec d'autres hommes de ma génération,

se colorait toutefois d'une nuance particulière en raison de l'intense curiosité qui, dès l'enfance,

m'avait poussé vers la géologie.

Je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil central

que la poursuite au flanc d'un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques.

Il s'agit là de bien autre chose que d'une promenade ou d'une simple exploration de l'espace: cette quête incohérente pour un observateur non prévenu offre à mes yeux l'image même de la connaissance, des difficultés qu'elle oppose, des joies qu'on peut en espérer.

Tout paysage se présente d'abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu'on préfère

Iui donner. Mais, au delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire, le sens auguste entre tous n'est-il pas celui qui précède, commande et, dans une large mesure, explique les autres?

Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd'hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles — parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures — indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contre-sens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée.

Que le miracle se produise, comme il arrive parfois; que de part et d'autre de la secrète fêlure, surgissent côte à côte deux vertes plantes d'espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice; et qu'au même moment se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires: soudain l'espace et le temps se confondent; la diversité vivante de l'instant juxtapose et perpétue les âges.

La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque flexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d'une histoire dont mon corps reproduit le mouvement propre,

en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense,

au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés.

Quand je connus les théories de Freud, elles m'apparurent tout naturellement comme l'application à l'homme individuel d'une méthode dont la géologie représentait le canon.


                                                                                                       


                                                                                Claude LEVI-STRAUSS

                                                                               «Tristes tropiques» - 1955

                                                                                                                          

                                                                                                                     

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